La plupart des acteurs de l’immobilier souhaitent participer activement à la transition. Dans ce travail de définition de leur stratégie « climat », ils passent en général par une phase de projection de leurs émissions à moyen terme. Cette étape leur permet de mieux comprendre l’impact de leurs actions dans le temps et d’anticiper au mieux les mutations nécessaires pour leur activité. Mais quelles typologies d’indicateurs retenir pour favoriser la transition du secteur ? Plus largement, quels leviers opérationnels mettre en place, pour passer de la parole aux actes ?
La RE2020, un cadre de référence
Les engagements de réduction des émissions de GES sous forme de « trajectoire » se multiplient. Ils se caractérisent en général par des objectifs de réduction d’émissions de GES par m² de bâtiment construit/exploité par rapport à une année de référence. On parle d’indicateurs en « intensité » ou en « relatif », parfois associé à une vision en « absolue », en lien avec les projections d’activité de l’entreprise ou à des visions complémentaires avec d’autres métriques (en habitant par exemple).
L’arrivée de la RE2020 offre à toute la profession un cadre de référence pour se mettre en trajectoire. Elle permet de projeter l’évolution de ses émissions sur la construction neuve et de travailler différemment les leviers de décarbonation. Elle renforce notamment le sujet de l’impact carbone de l’énergie et introduit de nouvelles réflexions autour de l’utilisation des ressources et du bilan matière.
Le décret tertiaire, un bon début mais pas suffisant
Sur l’existant, l’arrivée du décret tertiaire et des nouveaux DPE permettent de faire un bout du chemin, mais ne s’attaquent pas frontalement à la question de la réduction des émissions de GES sur le parc en exploitation. Il n’y a pas de cadre réglementaire sur les rénovations bas carbone (avec, par un exemple, un ratio par m² à respecter), ni sur la notion de typologie ou de rythme de rénovation à mener. Pourtant, ces éléments conditionnent fortement notre point d’arrivée en 2050. L’essentiel du patrimoine de 2050 est déjà construit !
Un effort collectif
Toutes les études prospectives (Ademe, Negawatt, Shift, Pouget/Carbone 4, etc.) s’accordent sur un point : les métiers traditionnels vont devoir évoluer pour s’adapter à des besoins moindres en logements neufs, et à la nécessité de rénover le parc existant.
A l’échelle des organisations, les prises d’engagement stratégiques se multiplient pour quantifier le « bon niveau d’effort » afin d’être compatible avec l’Accord de Paris. Mais les approches sont hétérogènes. Ainsi des cadres méthodologiques émergent avec des déclinaisons par secteur d’activité dont le bâtiment : la Science Based Target initiative ou la Net Zero Initiative, le CRREM... Ces approches visent à harmoniser le travail de définition des trajectoires de réduction et de contribution à l’effort collectif (par opposition à la compensation simpliste des crédits externalisés).
Une stratégie climat à structurer
Mais ces approchent soulèvent de nombreuses questions, telles que :
- la construction du point de départ, avec les hypothèses et les données d’aujourd’hui
- la définition du périmètre « scope 3 » de la structure (ses limites, sa quantification…)
- l’agrégation par convention via l’ACV sur 50 ans d’émissions à court terme (sur les matériaux) et d’émissions hypothétiques à long terme (sur l’énergie)
- la responsabilité à répartir des émissions en fonction de la place de l’acteur dans la chaîne de valeur.
En termes de stratégie climat à l’échelle de l’entreprise et d’impact opérationnel/local, d’autres enjeux, au-delà de l’ACV bâtiment par m², émergent. Il faut tout d’abord réduire les émissions au global, à l’échelle du parc local ou national et prendre en compte la question de la sobriété, condition sine qua non de la réussite des trajectoires sectorielles et de certaines filières.
Ensuite, il convient de s’intéresser aux autres flux d’émissions de GES (mobilités, services, alimentation, etc.) créés ou hébergés par les programmes immobiliers, afin de ne pas créer d’usages incompatibles avec les 2tCO2e/hab/an qui est l’objectif fixé à horizon 2050.
Il est enfin nécessaire de prévoir l’adaptation au changement climatique, qui pourrait nécessiter des investissements carbone et une refonte des habitudes actuelles, mais aussi de permettre aux utilisateurs de mettre en œuvre leur propre transition, en intégrant aux projets des leviers incitatifs.
Le mètre carré, un indicateur aux multiples avantages
Pourtant, l’indicateur du m² a des avantages en termes de déclinaison opérationnelle pour passer de la parole aux actes. Il permet notamment de répartir et de tracer l’effort entre les entités (entre les filiales, dans la chaîne de responsabilité MOA/MOE/entreprises, etc.), d’anticiper la faisabilité des ambitions par opération dans les phases très amont, où même le programme et la surface sont incertains.
Il permet aussi de faire le lien entre bilan financier et bilan carbone (même si la corrélation n’est pas si évidente qu’elle n’y paraît) et de se fixer des objectifs certains en relatif, par opposition à l’incertitude de l’absolu qui nécessite des projections d’activités nécessairement hypothétiques.
Au plan supranational d’autres incitations et donc encore d’autres méthodologies émergent pour tenter d’unifier les approches à l’échelle international, et l’on constate déjà leur influence au travers des investisseurs : taxonomie, CRREM, LCBI, etc.
Et pour l’ingénierie ?
Chacun d’entre vous qui aura calculé sa propre empreinte carbone (https://nosgestesclimat.fr/) mesure combien il est difficile, individuellement, de se rapprocher des deux tonnes, même en activant tous les leviers qui vous sont proposés (transports, alimentations, déchets, achat de biens…). Pourquoi ? Certainement parce qu’il subsiste des émissions que vous ne pouvez maîtriser (ce n’est peut-être pas vous qui avez construit le logement que vous louez, celui des services publics que vous utilisez, qui avez fabriqué les biens que vous achetez, aussi sobre que soit votre relation à ces contributeurs).
Pour l’ingénieur bâtiments (et pour la maîtrise d’œuvre en général), il est intéressant, après le périmètre personnel, de se tourner vers l’empreinte professionnelle.
Chez Egis, afin de mesurer celle-ci et de piloter notre trajectoire de décarbonation, nous évaluons deux autres indicateurs, en plus de l’indicateur par m² :
- La tonne de CO2eq par collaborateur et par an (tCO2eq/an)
Cet indicateur est calculé comme la somme des émissions de CO2eq de nos projets au prorata de leur avancement (notion de part acquise de CO2eq) et de nos honoraires (part de notre mission dans les honoraires globales de maîtrise d’œuvre), divisée par le nombre total de collaborateurs. Nos premières évaluations montrent que cet indicateur n’est pas de l’ordre de 10 t/an, ni de 100 t/an, mais de 1000 t/an. Il met en exergue le « terrain de jeu » significatif que représente notre action de décarbonation sur nos projets et que, si nous sommes une bonne partie du problème, nous en sommes aussi et surtout une grande partie de la solution :
Trouver des économies de 10 % sur le bilan de nos projets, comme économiser 10 % sur le montant des travaux (ce que nous savons faire et nous est demandé tous les jours par nos clients), c’est à notre portée. Cet « effort professionnel » équivaut alors à l’empreinte carbone d’environ 100 individus ! Sans que cela ne soit aucunement un prétexte à relâcher son effort personnel sur son empreinte individuelle (il faudra les deux pour réussir), il est clair que l’on se doit de jouer sur les deux tableaux et que cela peut aussi constituer l’enjeu d’une stratégie d’entreprise.
- Le montant d’honoraires par tonne de CO2eq évitée (€/tCO2eq évitée)
En rapportant les honoraires de la mission aux tonnes de CO2eq évitées par nos choix de partis, nous obtenons une valorisation de notre action de décarbonation. Nous en sommes loin aujourd’hui mais à quand un prix de la tonne équivalent à celui des crédits carbone du marché européen ? Et pourquoi pas un barème d’incentive pour nos missions afin de contourner l’effet potentiellement contre-productif des honoraires calculés sur le montant des travaux (la plupart des actions de sobriété et de bas carbone ayant tendance à nous faire « travailler plus pour gagner moins »…)