Bien plus que de simples espaces verts, les jardins urbains jouent un rôle crucial dans la redéfinition du temps et de l'espace en milieu urbain. Ils offrent des refuges où les citadins peuvent s'évader du rythme effréné de la ville, favorisant des moments de détente et de convivialité. En pratique, ces oasis urbaines ne se contentent pas de transformer la relation des habitants avec le temps et les interactions sociales, ils contribuent également à une évolution positive de l'environnement construit. Susanne Eliasson, architecte-urbaniste associée de l’agence GRAU et architecte-conseil de la ville de Bordeaux, nous partage son expertise sur l'importance des jardins en tant qu'enjeux climatiques et sociaux dans les villes.
De nombreuses villes françaises se verdissent un peu plus chaque année et misent sur la renaturation. De votre côté, vous prônez un concept : celui de la « métropole jardin ». De quoi s’agit-il ?
La métropole jardin est une vision de transformation de l’urbanisation résidentielle telle qu’elle s’est construite ces cent cinquante dernières années en extension des centres-villes anciens. Au sein de GRAU, c’est un objet d’étude et de travail à travers des projets concrets, mais aussi de recherches. Ces dernières que nous avons menées à Bordeaux, Phoenix, Bruxelles et Chicago, se focalisent sur le potentiel de transformation de ces zones souvent appelées « étalement urbain ». Un terme peu enchanteur et pas vraiment à la hauteur de ce qu’il est possible de faire avec, pour et dans les villes. Raison pour laquelle nous préférons parler de « Métropole jardin ». Deux mots qui permettent à eux seuls de qualifier le territoire déjà existant, mais aussi son potentiel de transformation − grandement lié à sa qualité paysagère.
Que nous apprennent ces zones en développement perpétuel qui laissent une place importante aux paysages et aux espaces verts ?
Ni centre ni périphérie, les métropoles jardin sont des territoires majoritairement constitués de fonciers privés. En d’autres termes, il s’agit de lieux où les personnes habitent. Du fait d’un manque de densité, il n’y a pas ou peu d’accès aux transports en communs. Les habitants sont donc contraints de se déplacer en voiture. Pour autant, quel que soit le lieu vers lequel ils se dirigent au sein de ce territoire, chacun peut y trouver un paysage vert beaucoup plus présent que dans la ville dense. Des espaces naturels qui permettent aux habitants de prendre conscience de l’avancée des saisons ou encore de profiter d’une proximité avec la faune – notamment grâce aux oiseaux. Des choses assez simples, mais qui peuvent permettre aux habitants de se raccrocher différemment au temps qui passe lorsqu’ils sont justement dans la ville dense.
Comment, sur ce type de territoire, les espaces paysagers et le bâti peuvent-ils fonctionner de pair au profit des habitants ?
Les espaces paysagers et le bâti sont deux choses qui s’opposent souvent. Je le vois en tant qu’architecte-conseil de Bordeaux puisque je suis tous les projets de la ville. La plupart des porteurs de projets que je rencontre restent dans une logique où l’on commence par construire des bâtiments, puis l’on agrémente ce qu’il reste autour avec du paysage. Une façon de penser qu’il devient nécessaire de dépasser pour répondre aux contraintes écologiques bien sûr, mais aussi pour améliorer le bien-être en ville des habitants et leur permettre de donner un véritable sens à ce qui les entoure ! Les habitants le comprennent : avoir du paysage naturel dans son jardin et lui permettre d’être connecté au jardin de son voisin n’est pas simplement un plaisir pour les yeux. Cela devient vital puisqu’en rafraîchissant l'environnement, ils gagnent en confort et en bien-être. Avec le changement climatique, cette nécessité de la place du paysage devient une évidence quasi générale ! Et on le constate, nous avançons vers un rapprochement et une considération plus grande dans les rapports entre l’architecture et le paysage. Mais aussi vers une réflexion beaucoup moins frontale de l’architecture. Prenons l’exemple de Bordeaux qui est une ville où il fait très chaud l’été et où il pleut beaucoup de manière générale. Nous avons dorénavant besoin de travailler beaucoup plus sur des espaces de transition entre l’intérieur et l’extérieur. Des espaces isolés, et d’autres simplement couverts de sorte à avoir des villes où l’on peut vivre à moitié dedans et à moitié dehors. Cette dynamique intérieure/extérieure est à l’image de la transition qui est en cours, et du nouveau rapport beaucoup plus imbriqué qui s’opère désormais entre l’architecture et le paysage.
À quand remonte votre premier projet modifiant la place du paysage dans la ville ?
Il y a dix ans. Nous avions travaillé pour Caudéran, un quartier bordelais résidentiel de 45 000 habitants. À l’époque, la ville nous avait demandé un plan de transformation sur du long terme. En est né le concept « Caudéran ville-jardin ». Un travail mené en collaboration avec le paysagiste et urbaniste Michel Corajoud, à qui Bordeaux avait déjà confié le réaménagement des quais. Ce concept a impliqué la modification du Plan Local d’Urbanisme (PLU) et un travail étroit avec les porteurs de projets pour proposer des formes d’habiter* davantage liées au paysage. Le principe des jardins de devant en est l’un des exemples concrets. L’épaisseur plantée avait été fixée à minimum quatre mètres. Un chiffre devenu réglementaire dans le PLU, afin d’assurer des continuités végétales dans les rues pour garantir une qualité paysagère extérieure dans la ville, et participer au rafraîchissement intérieur des habitations. Depuis ce premier projet de « ville-jardin », nous portons chez GRAU cette culture baptisée « métropole jardin ». Un nom qui a évolué et pour cause : il s’agit d’une façon de regarder les choses, de travailler et d’inscrire l’architecture qui dépasse à présent l’échelle du quartier. Ce sont aujourd’hui les villes qui doivent s’inspirer de l’urbanisation résidentielle construite en extension des centres-villes en changeant de culture urbanistique. C’est-à-dire en laissant, même dans les quartiers densément peuplés, une place importante aux paysages et à la verdure grâce à des espaces verts collectifs et partagés – dans le privé comme dans le public.
En quoi ces nouveaux extérieurs seront-ils, à l’avenir, une valeur ajoutée pour les villes ?
Laisser plus de place aux jardins ne va pas simplement être une valeur ajoutée, c’est techniquement ce qui va permettre aux villes de survivre. Du fait du changement climatique, les villes ont véritablement besoin d’intégrer la nature. Pour preuve, il suffit de planter devant une maison un ensemble végétal (et pas seulement une pelouse) pour rafraîchir naturellement l’intérieur du logement de plusieurs degrés. Ce confort climatique produit par le paysage est aujourd’hui essentiel ! Par ailleurs, et c’est important, l’on parle de métropole jardin et non de métropole nature. La raison ? Lorsqu’il s’agit de définir la nature, chacun y va de sa propre définition. C’est un terme compliqué qui n'est en outre pas à l’image de la proximité et du temps que peut offrir un espace vert à taille humaine en ville. Le jardin est une notion beaucoup plus facile à appréhender et à imaginer pour tout le monde. De plus, le jardin amène avec lui une dimension de soin. En effet, le jardin est quelque chose dont on s’occupe, qu’on entretient. Et ce, à l’échelle de son propre jardin ou collectivement dans l’environnement urbain. Cette notion de soin est en parfaite cohérence avec les territoires et les villes déjà construites puisqu’elles sont toutes dans une logique de transformation de ce qui existe déjà et donc d’entretien/d’amélioration.
Il faut sortir de cette vision très binaire des PLU où il y a d’un côté l’emprise bâtie, de l’autre l’obligation de pleine terre minimale et enfin l’espace libre que l’on peut à souhait bétoniser, utiliser pour mettre une piscine, etc. Il est aujourd’hui possible de vivre dans un jardin ou encore dans un espace intérieur extérieur… Dès lors, il faut s’interroger : est-ce qu’une serre dans un jardin ou une pergola qui prolonge un logement doit être considérée comme de l’emprise bâtie ? Nous sommes face à des lieux dorénavant intermédiaires qui, dans un contexte de réchauffement climatique, sont voués à être très fortement utilisés. Et disons-le, ces derniers brouillent les limites entre l’intérieur et l’extérieur et transforment l’usage même du jardin. Ce dernier n’est plus simplement de l’agrément, il tend à devenir un espace dans lequel on peut habiter pleinement, prendre le temps de s’ancrer seul ou collectivement. Un retour aux sources qui doit être accessible pour tous, partout en ville.