La ville patiente, ce sont donc d’abord les usages à destination de ceux qui doivent patienter en ville. En premier lieu aux abords des infrastructures de transport, mais plus globalement des grands équipements publics (hôpitaux, administrations…).
La ville moderne supporte peu l’immobilité. Et c’est presque antinomique de programmer des espaces pour attendre dans des sites destinés à la masse, aux flux et à l’efficacité. Pour pallier au plus court donc, et dans le meilleur des cas, on aménage simplement les espaces publics pour accueillir une attente sommaire : bancs ou mobilier standard, avec un design de plus en plus individuel. Il ne faudrait pas que l’attente soit trop longue… La ville moderne intègre mal également la vulnérabilité. Or la patience est la nécessité des plus fragiles : familles avec enfants, personnes âgées, personnes en situation de handicap… sans parler des sans-domicile fixe.
La ville patiente revalorise l’attente
Dans les opérations que nous accompagnons, notamment autour des grandes infrastructures de transport, on voit que l’attente n’est plus seulement « gestion », où l’on doit stocker des flux de personnes en transit, où l’on utilise le temps disponible pour consommer. L’attente est également une fonction investie pour développer des nouveaux services, de nouveaux usages, permettre des rencontres, dans des espaces qui ne sont plus uniquement utilitaires. La revalorisation de l’attente dans ces grandes infrastructures passe ainsi par le développement d’espaces de convivialité, propices à la lecture, à la pratique du piano, voire au sport, mais aussi des services à la personne ou services publics (voir les maisons France Services, tiers lieux et conciergeries implantées en gares).
Egis a accompagné Ile-de-France Mobilités dans une étude puis dans la conception d’un « référentiel des services en gares ». Nos préconisations sont parties d’un double constat : l’attente et la correspondance en gares peuvent être des « points de douleur » comme les moments privilégiés des parcours voyageurs selon l’effort qui est porté au confort et à l’ambiance en gare ; par ailleurs, grâce à leur positionnement stratégique et leur identification, elles peuvent favoriser un retour à la proximité en hébergeant des activités et services destinés aux riverains et acteurs du territoire, contribuant paradoxalement à freiner l’hypermobilité et ses excès.
Les atouts de la lenteur
Car après des décennies d’accélération, les métropoles et villes moyennes redécouvrent progressivement les atouts de la lenteur. La marchabilité, la cyclabilité et le partage de l’espace public en sont les nouveaux indicateurs. On réouvre des lignes de trains de nuit supprimées quelques années auparavant. Mais ne serait-ce pas de manière détournée un revival « green » de l’efficacité urbaine ? Se déplacer en dormant c’est gagner du temps, faire du sport en allant au travail c’est aussi maximiser sa journée… Ces usages plus lents ont toutefois pour intérêt de réduire l’écart entre le commun des urbains et les personnes plus fragiles, physiquement comme économiquement : anticipation dans les trajets, sobriété des moyens de déplacement, « prendre son temps » pour le plaisir et pas seulement par la contrainte.
Le plaisir d’attendre et la contemplation en ville
L’attente dans les infrastructures c’est aussi l’occasion de renouveler l’utilitarisme moderne et de faire du marketing pour les territoires. Les longs couloirs se transforment en lieu d’exposition ou en large panneaux rappelant les totems du territoire qu’il dessert, Les gares et les aérogares restent le premier et le dernier lieu vu par les touristes d’une ville, quand ils lèvent le nez de leur téléphone. A Marseille, le parvis de la gare offre de fait un panorama sur la ville, qui invite à la contemplation. C’est un exemple rare de lieu en ville qui cumule efficience (gare, infrastructure) et « beauté ». On attend en ville aussi par plaisir. Les places, les jardins, les fontaines, les œuvres d’art dans l’espace public sont aussi faits pour cela. Cette « générosité urbaine » est intéressante à observer et à analyser. Souvent proches des lieux de pouvoir, nobles ou institutionnels d’une ville, se sont rappelés à nous des exemples relativement osés de programmation de fontaines dans des quartiers prioritaires de la ville. C’est le cas par exemple à Valence dans le quartier de Fontbarlette. Une attente « gratuite » de qualité n’est pas réservée qu’aux nantis de la ville.
Faire patienter les usagers de la ville pendant les travaux…
Changeons désormais de point de vue. La ville patiente, c’est aussi la ville en attente de transformation ou de rénovation. Ces dernières années, avec la reconquête par les métropoles de grands quartiers, en cœur urbain, on a vu se développer des démarches visant à exploiter l’attente avant l’intervention pour travaux. Dans certains cas, le chantier s’ouvre visuellement et devient lieu de contemplation d’une ville en transformation, elle-aussi « instagramable ». C’est le cas des chantiers du Grand Paris Express, supports d’expressions artistiques ou culturelles, le chantier s’ouvre le temps de sa transformation, pour valoriser ces temps d’attente et de travaux, accompagner la mutation, aider à patienter jusqu’à sa livraison.
Mais plus fréquemment, les espaces vacants, en travaux ou en friches sont investis via des dispositifs d’urbanisme transitoire ou d’urbanisme tactique. Cela permet assez classiquement de tester des usages sur un espace… ou bien d’en faire revenir, là où c’est plus difficile.
A Avignon, Egis a par exemple accompagné la ville et l’agglomération dans une démarche d’urbanisme transitoire qui permettrait de favoriser la marche, la détente et l’attente, le confort de l’usager piéton au sein du quartier prioritaire pendant le temps long du renouvellement urbain et des disponibilités foncières générés. A Lannion, les quais du Léguer ont été aménagés temporairement avec du mobilier urbain, végétalisés, une guinguette, des animations sportives installées le temps d’un été. Fort de ce succès, les aménagements ont été adaptés et pérennisés dans un projet appelé Quai des possibles.
Une ville malléable qui jongle avec toutes ses temporalités
Enfin, la ville patiente … quand des espaces sont sous-utilisés, le temps de quelques heures (le soir, la nuit), journée (weekend) voire saisons (en stations). Nous intervenons de plus en plus en accompagnement de maîtrises d’ouvrage qui souhaitent travailler sur la mutualisation de locaux entre plusieurs usages. C’est par exemple l’enjeu de Lyon Parc Auto (LPA), qui souhaite élargir les fonctions de ses parkings en ouvrage, et que nous avons accompagné dans la programmation du hub « Terrasse des Docks » en s’associant avec des sociologues et chercheurs en sciences comportementales.
Hors jours ouvrés, les équipements scolaires ne patientent plus mais prolongent l’espace public grâce aux opérations d’ouverture des cours d’école le week-end organisées par la mairie de Paris. Hors saison, les hôteliers renouvèlent leur proposition d’hébergement offrant aux télétravailleurs nomades une expérience « workation » et des services renouvelés.
En journée et en soirée, l’analyse des usages a alimenté la programmation d’un projet de tiers lieu à Gimont proposant de croiser des usages dans le temps ainsi que de mutualiser des besoins (en stationnement, en stockage, en énergie, ou en espaces…) entre une médiathèque, des locaux tertiaires, une salle de pratique artistique, des locaux pour l’Office de tourisme et les acteurs associatifs.
La ville patiente, c’est la ville inclusive
Finalement, en tirant l’ensemble des fils de la patience en ville et d’une ville qui (nous ?) attend, une approche commune se dégage. Celle de la programmation d’une ville inclusive, qui prend en compte les usages des plus lents, des plus fragiles, des moins écoutés, de ceux dont les usages ne sont pas « monnayables ».
Comme si l’hyper-efficacité de la ville appelait désormais d’elle-même une forme d’équilibre. Des usages rapides et des usages plus lents doivent cohabiter, l’immobilité doit être organisée et accompagnée. Quand des morceaux de ville s’activent d’autres tombent en désuétude, c’est une chance pour faire émerger de nouvelles pratiques, de nouveaux croisements,
Et c’est finalement probablement dans cet équilibre, entre intensité et respiration, que l’on trouve le bon degré d’urbanité.